TER, Intercités : vers une constellation de systèmes ferroviaires ?
Avis d'experts
L’ouverture à la concurrence du transport ferroviaire de voyageurs, amorcée en France sur les lignes régionales et interrégionales, transforme en profondeur les modèles d’exploitation ferroviaire. Derrière les appels d’offres se joue bien plus qu’une compétition entre opérateurs : une recomposition du paysage industriel, technique et humain en une pluralité de systèmes ferroviaires régionaux ou interrégionaux aux exigences croissantes.
Les enjeux sont nombreux : interopérabilité des systèmes, continuité de service, sécurité des circulations, soutenabilité économique, mais aussi conditions sociales et appropriation des outils numériques. Cet article propose un décryptage stratégique des modèles opérationnels en émergence, des enjeux SI spécifiques, et des leviers à actionner pour sécuriser cette mutation.
Une transition stratégique vers une pluralité de systèmes ferroviaires régionaux
La loi LOM et le règlement européen OSP 1370/2007 consacrent le rôle des Régions comme autorités organisatrices du transport ferroviaire régional, avec l’obligation d’attribuer leurs contrats de service public via des appels d’offres. Cette dynamique, déjà concrétisée dans la Région Sud (Transdev) et en cours dans les Hauts-de-France et le Grand Est, ouvre un cycle de transition étalé sur la décennie à venir.
Le changement de paradigme est profond : on passe d’un monopole intégré où SNCF Voyageurs assurait l’ensemble des fonctions à une architecture de gouvernance plus distribuée, impliquant une pluralité d’acteurs (opérateurs, autorités organisatrices, sous-traitants, gestionnaire d’infrastructure). Chaque contrat constitue en soi un nouveau « système ferroviaire local » intégrant matériel roulant, personnel, centres de maintenance, systèmes d’information, et interfaces réglementaires.
Trois grands modèles opérationnels émergents
– Le modèle « délégation partielle à forte interconnexion » : illustré par le contrat Région Sud / Transdev, où l’opérateur alternatif a dû développer une interopérabilité poussée avec les SI historiques de la SNCF (planification, information voyageurs, suivi temps réel), tout en pilotant ses propres outils internes. Ce modèle met en tension la capacité à cohabiter efficacement avec un écosystème existant dense.
– Le modèle « intégré propriétaire » : certains opérateurs envisagent de déployer un écosystème SI totalement indépendant (billettique, CRM, supervision). Ce modèle favorise l’agilité et le contrôle complet, mais soulève des défis majeurs en matière de connexion aux outils des AO et à ceux de SNCF Réseau.
– Le modèle « piloté par l’autorité organisatrice » : certaines Régions souhaitent imposer un socle d’outils communs (information voyageurs, billettique, supervision), en s’inspirant de pratiques du transport urbain. Ce modèle renforce la continuité du service public, mais nécessite une maturité technique forte de la part de l’AO.
Systèmes d’information ferroviaires : vers une fragmentation maîtrisée ?
L’un des effets les plus visibles de cette transformation est la fragmentation des systèmes d’information opérationnels. Chaque opérateur entrant doit bâtir ou adapter des outils pour planifier, superviser, informer, vendre, et analyser son activité. Les défis sont colossaux : interopérabilité avec les SI SNCF Réseau et des AOM, cybersécurité, accès aux données, maintien de la qualité de service en temps réel, et continuité de l’expérience client.
Un retour d’expérience particulièrement instructif est celui de Transdev dans la Région Sud : le développement du système TOPS (Transdev Operational Planning System) a dû intégrer en moins de deux ans l’ensemble des briques métiers, tout en s’interfaçant avec les référentiels nationaux (Gaïa, SIVE, GESPROD). Ce projet a mis en lumière la nécessité d’une gouvernance SI solide, dès la phase de réponse à l’appel d’offres, pour garantir la compatibilité, la fiabilité et la montée en charge des outils.
Sécurité, qualité de service, performance : les risques systémiques à anticiper
L’ouverture à la concurrence introduit des risques nouveaux sur le plan de la sécurité d’exploitation. La coordination entre opérateurs, le maintien des standards EPSF, la gestion partagée des interfaces avec SNCF Réseau sont des points de vigilance cruciaux. À cela s’ajoute la complexité de la supervision temps réel en cas de perturbation.
Les premiers retours de Transdev Sud montrent que la capacité à remonter des informations temps réel fiables dans les standards de l’AO (et du régulateur) est un facteur critique de confiance et de renouvellement de la délégation. De même, la robustesse du plan de transport, la gestion RH, et la qualité de l’information voyageurs sont devenues des marqueurs clés de performance.
Levier stratégique : IA, IA Générative et DATA au service des nouveaux systèmes ferroviaires
La montée en puissance des données dans les systèmes ferroviaires ouvre des perspectives structurantes pour améliorer la performance, la qualité de service et la maîtrise des coûts dans le cadre de l’ouverture à la concurrence. L’exploitation intelligente des données opérationnelles, voyageurs, maintenance ou climatiques permet d’anticiper les aléas, d’optimiser la planification, et de mieux adapter les ressources à la demande réelle.
L’IA Générative, en particulier, peut jouer un rôle d’accélérateur dans plusieurs domaines : génération automatisée de bulletins d’information voyageurs en cas de perturbation, assistance à la construction du plan de transport, analyse contextuelle des incidents ou génération de comptes rendus à destination des autorités organisatrices.
Les technologies de machine learning et d’optimisation permettent quant à elles de modéliser les comportements, d’anticiper les flux, de gérer les correspondances critiques et de recommander des stratégies de planification multi-critères.
Enfin, le déploiement d’un socle data partagé, gouverné, interopérable est un prérequis à toute stratégie d’IA efficace. Les nouveaux opérateurs doivent structurer une architecture data robuste, documentée et évolutive, tout en répondant aux exigences de cybersécurité, de transparence algorithmique et de souveraineté numérique posées par les Régions et l’État.
Nos convictions de consultant : réussir la transformation exige une approche « système »
– Anticiper une architecture cible modulaire : les AO doivent structurer une vision long terme intégrée de leur système de transport régional, conciliant mutualisation et personnalisation locale.
– Positionner l’interopérabilité comme pilier stratégique : API ouvertes, référentiels partagés, normes européennes comme NeTEx ou SIRI doivent guider le choix des outils.
– Adopter une posture d’intégrateur-coopérant : l’opérateur ferroviaire devient un acteur d’écosystème, responsable de l’interface avec le gestionnaire d’infrastructure, les autres opérateurs, et les usagers.
– Intégrer la dimension humaine dès la conception : la réussite d’un projet ferroviaire ne repose pas uniquement sur les technologies. Les conditions de travail, la formation, l’appropriation des outils numériques, la gestion du changement et la qualité du dialogue social sont des leviers essentiels de pérennité et de fluidité.
L’ouverture à la concurrence du ferroviaire régional ne se limite pas à un changement d’opérateur. Elle entraîne une transformation systémique du ferroviaire français, dont les impacts se mesurent sur les plans technique, économique, humain et organisationnel. Pour éviter les écueils d’un morcellement désordonné, il est impératif de concevoir des systèmes cohérents, interopérables, gouvernés, et centrés sur les usages. L’exigence de coopération entre parties prenantes et l’anticipation des interfaces humaines et numériques seront les clés d’une ouverture réussie et durable.
Auteur
Arnaud Mac Farlane, Principal
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